Sophie Pommier, longtemps attachée au Ministère des Affaires Etrangères, dirige aujourd’hui Méroé, un cabinet de conseil sur le monde arabe (www.meroe-consulting.com). Elle est également chargée de cours à l’IEP-Paris. En 2008, elle publiait « Égypte, l’envers du Décor », aux éditions la Découverte. Dans cet entretien, elle nous apporte son regard d’expert sur les enjeux du vent de contestation qui souffle actuellement sur le Moyen-Orient.
La Tunisie, l’Égypte, le Yémen ou encore la Libye et Bahreïn, c’est sur l’ensemble du Moyen-Orient que souffle un vent de révolte… En tant que spécialiste du Moyen Orient et de l’Égypte, ces événements étaient ils selon vous prévisibles ?
Sophie Pommier : Sur l’ensemble de la zone du Moyen-Orient, le contexte socio-économique était pour le moins sensible. Tous les indicateurs nous montraient que nous allions entrer dans une phase de turbulences sur le plan social dans l’ensemble des pays du monde arabe. Les retombées des politiques de libéralisation conduites sur l’ensemble de ces territoires ont eu pour effet d’accroitre les clivages sociaux. On a pu observer un décrochage de la classe moyenne qui est souvent le principal soutien aux régimes en place. En outre, le malaise de la jeunesse, confrontée à des questions de chômage ou à des problèmes de logement, était palpable.
Cependant, les contextes politiques étaient plus ou moins sensibles d’un pays à l’autre. La crise tunisienne a été une surprise pour l’ensemble des analystes. Personne n’a vu venir les événements. Toutefois, rétrospectivement, il apparait que le modèle social et économique du pays arrivait à bout de souffle. Dans ce pays, le pacte social reposait sur l’équilibre suivant : un certain niveau de bien-être matériel était assuré à la population en échange d’un abandon d’un certain nombre de libertés notamment politiques. Ce contrat s’est rompu dès lors que le confort économique s’est trouvé attaqué, en raison à la fois des défaillances de la politique engagée et de l’impact de la crise financière internationale.
En Égypte, les bases de la contestation étaient les mêmes, cependant, le contexte politique du pays fut un élément aggravant. La question de la succession et de la fin du règne d’Hosni Moubarak était pour le moins épineuse. Le chef d’État entretenait sur ce point l’incertitude et le climat politique était sous tension. Le scénario dynastique envisagé par le Président égyptien, dans lequel son fils Gamal Moubarak lui aurait succédé, était largement décrié, non seulement par la population mais également au sein même des élites au pouvoir. Les militaires et la « Vieille Garde », c’est-à-dire l’appareil traditionnel, amer d’avoir été écarté du pouvoir et des instances dirigeantes du Parti National Démocratique, étaient très hostiles à cette potentielle passation de pouvoir. En outre, ces deux camps voyaient d’un mauvais œil les réformes libérales et de modernisation de l’économie conduites en Égypte depuis 2004 (divers projets en préparation – réforme de la couverture maladie ou du système des subventions – allaient encore porter atteinte aux intérêts de la classe moyenne). Ils doutaient notamment de la capacité de ces réformateurs à tenir le pays en cas de tangage social trop important. En outre, les changements mis en œuvre portaient atteinte à leurs intérêts de caste et bon nombre étaient excédés par la pratique de la corruption dont s’étaient rendus coupables quelques proches de Gamal Moubarak et certains hommes d’affaires qui montaient en puissance politiquement. Ces personnalités du monde des affaires étaient d’ailleurs la principale cible de la grogne populaire. La presse d’opposition qui a émergé au début des années 2000 consacrait bien souvent sa une, avec des titres plus ou moins racoleurs, à cet entourage du pouvoir perçu comme uniformément corrompu. Sans nul doute, cela a contribué à créer un climat politique à haut risque, surtout si l’on ajoute à cela la tenue d’élections législatives particulièrement contestables à la fin de l’automne, qui ont donné le sentiment d’un blocage total. Les événements tunisiens ont été le détonateur d’une grogne populaire qui était donc déjà exacerbée. Néanmoins à mon sens, les événements qui ont eu lieu en Égypte ne constituent pas encore à ce stade une révolution. Il s’agit plutôt d’un rééquilibrage des pouvoirs. Il n’y a pas, pour le moment, en l’espèce de perspective de changement de régime. S’il est évident que le pouvoir en Égypte est organisé autour d’un régime présidentiel fort, ce n’est pas le départ d’Hosni Moubarak qui change la donne. L’appareil étatique reste en place : l’organisation du régime ne reposait pas que sur le clan présidentiel.
Vous êtes une spécialiste des questions relative à l’Égypte, avez-vous été surprise par la rapidité des événements ?
SP : Non, très rapidement il m’a semblé évident que pour sauver le régime, il fallait se débarrasser d’Hosni Moubarak. Le président a joué selon moi le rôle du fusible. Les autorités ont tardé à le « lâcher » car elles avaient tiré les enseignements de la crise tunisienne. En effet, le président Ben Ali a cédé très rapidement sur l’ensemble des revendications. En Égypte, les tergiversations autour du départ du président avaient pour but d’essouffler la contestation. Les événements se sont cependant accélérés quand les manifestations, lancées au départ par un noyau de jeunes Egyptiens rejoints ensuite par des citoyens d’horizons très divers a été subitement relayée par des mouvements socaiux qui ont éclaté à peu près simultanément dans différents endroits du pays. Les gestes d’apaisement concédés par les autorités – augmentation de 15% des salaires des fonctionnaires et des policiers, aménagements de la fiscalité – ont donné le sentiment qu’il existait une fenêtre d’opportunité. Du coup, le mouvement, qui semblait s’essouffler, a été au contraire relancé.
Quelles vont être selon vous les conséquences politiques, sociales et économiques de ce soulèvement ?
SP : Aujourd’hui, en Égypte nous sommes dans une logique de « purge ». Sont donnés en pâture à la population l’ensemble des équipes qui conduisaient les réformes. Sans rentrer dans le débat qui tournerait autour de la légitimité de ce lynchage, ces réformes, si elles étaient très contestables sur le volet de la redistribution des richesses, avaient tout de même produit certains résultats incontestablement bénéfiques. Sur le plan macroéconomique l’Égypte affichait avant la crise, une croissance de 7.3% et l’on annonçait pour cette année environ 6%, soit une belle reprise. En outre, les entreprises étrangères qui investissaient dans le pays appréciaient les contacts qu’ils avaient pu nouer avec certains membres de la haute administration égyptienne, incontestablement compétents. La grande maladresse des dirigeants a été de se targuer à l’envi des bons résultats macro alors que les gens au quotidien voyaient leurs conditions de vie se dégrader, sous l’effet notamment d’une forte inflation. La conclusion qu’en retirait l’Egyptien moyen, et qui était d’ailleurs partiellement fondée, était que certains accaparaient les fruits de cette croissance.
Mais aujourd’hui quel va être le programme économique du pays ? Si la paix sociale doit être achetée à grand renfort de subventions, je ne suis pas certaine que cela soit très viable… Les organes de représentation de la contestation, les vecteurs normaux de la négociation, ont été depuis des années cassés et empêchés d’exercer leurs activités en Égypte. En l’absence de syndicats et de partis politiques légitimes, représentatifs et capable de contenir les revendications, je crains que le climat reste à l’orage pour un moment.
Aussi, sur le plan sécuritaire, il me semble que le risque de survenance de conflits sociaux très durs et à répétitions est bien plus envisageable et inquiétant que la potentielle montée de la menace islamique. Les Frères Musulmans, dont on parle beaucoup, sont à mon avis plutôt pragmatiques et n’ont aucune envie de se couper de la communauté internationale ni d’apparaître comme d’irresponsables vat-en-guerre. S’ils sont associés au processus politique, ce qui n’est pas encore acquis (il faudrait pour cela modifier l’article 5 de la constitution égyptienne qui interdit les partis politiques à base religieuse), ils sont tout à fait capables de se réguler et de s’associer au régime.
Les entreprises étrangères qui travaillaient et investissaient en Égypte vont-elles pouvoir le faire comme auparavant ?
SP : Le climat pour les entreprises sera beaucoup plus dangereux qu’avant. On en a parlé, le climat social va demeurer extrêmement tendu… Aujourd’hui, la population a énormément d’aspirations et a été grisée par les événements. En outre, les désillusions peuvent être grandes sur le plan politique tant les changements espérés ne me semblent pas forcément acquis pour le moment. En outre, en l’absence d’une politique économique clairement définie, les investisseurs étrangers risquent notamment de peiner à trouver des interlocuteurs dans l’administration égyptienne, leurs connexions et leurs réseaux vont devoir être réaménagés.
On peut envisager que l’Égypte connaisse certains dérapages sécuritaires liés à l’incertitude du climat général qui pourraient être dommageable pour les entreprises étrangères. On pourrait tout à fait, par exemple, assister à des affrontements entre Coptes et Musulmans qui peuvent dégénérer gravement. Si bon nombre d’Égyptiens sont attachés à l’union nationale, dans un environnement explosif celle-ci peut se disloquer. Notons également que le courant salafiste, bien plus dangereux que les Frères Musulmans, peut également sortir son épingle du jeu et être à l’origine de conflits communautaires, voire d’opérations terroristes.
Enfin, il convient de s’interroger sur l’évolution de la politique iranienne en Égypte. En effet, après la chute de l’Irak de Saddam Hussein et la « chiitisation » du Moyen Orient, l’Égypte se posait de plus en plus comme un contre poids sunnite. L’opposition avec l’Iran chiite était très forte. Aujourd’hui, l’Iran sort renforcé des événements et il n’est pas impossible que le pays joue la partition de l’aide à la déstabilisation interne de l’Égypte. C’est finalement l’ensemble des équilibres régionaux qui sont aujourd’hui modifiés au Moyen-Orient, une entreprise qui investit dans cette zone doit en tenir compte et doit se préparer à traverser une période de confusion géopolitique.
Pensez-vous que la vague de contestation peut s’étendre encore au Moyen-Orient ? Aujourd’hui, c’est la Libye, le Yémen et Bahreïn qui sont touchés, pensez-vous que d’autres pays peuvent connaitre le même type d’événement ?
SP : La crise libyenne pour moi n’est pas une surprise et risque de dégénérer. Rappelons qu’en Libye, il n’existe pas d’institution et il n’y a pas de régime politique, ce n’est pas comme l’Égypte. Lorsque le colonel Kadhafi sera écarté du pouvoir, il ne restera plus rien, peut-être même pas l’unité d’un pays écartelé entre Tripolitaine et Cyrénaïque. Compte tenu de l’absence de système politique, les seules forces structurantes aujourd’hui dans le pays sont les tribus. Nous risquons d’assister à des luttes de pouvoir assez violentes. La guerre civile est malheureusement plus que probable en Libye et ces conséquences géopolitiques risquent d’être importantes compte tenu du potentiel économique du pays et des enjeux migratoires.
Le Yémen connaissait déjà une instabilité politique forte. Le pouvoir central n’a jamais réussi à étendre son rayonnement à l’ensemble du territoire. Il n’est donc pas surprenant d’assister à des troubles violents dans ce pays mais il est difficile de dire si cette nouvelle vague de contestation sera fatale à un régime qui est habitué depuis longtemps à naviguer dans des eaux agitées.
Une vague de contestation importante pourrait survenir en Syrie où le pouvoir est très impopulaire mais la population pourrait être – à juste titre – dissuadée par la peur d’une répression sanglante. La Jordanie me semble être également, de par sa structure de population bi-partite TransJordaniens/Palestiniens, une zone sensible mais le régime pourra s’en sortir sans doute avec quelques réaménagements des équilibres. Au Maroc, la configuration est encore différente : la légitimité du Roi n’est pas mise en cause et les revendications devraient rester cantonnées au terrain social et à une plus grande ouverture du champ politique, Pour des raisons diverses, l’Algérie et l’Arabie Saoudite me paraissent également moins exposées.
En regard de ces événements, c’est toute la problématique israélo-arabe qui pourrait se trouver reformulée. Israël se retrouve considérablement affaibli. Le pays a perdu des interlocuteurs privilégiés dans la région, notamment en Égypte, et l’Iran est renforcé. En outre, les Arabes ont gagné une victoire sur le plan de la communication. Les événements ont montré des peuples aspirant à la dignité, au discours mesuré. On est loin de l’image de l’Arabe terroriste ou islamiste… D’ailleurs, on parle de « Printemps arabe » et non de « Printemps musulman », le cadre de référence a changé.
Entretien réalisé par Julien MARCEL
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Référence de l’ouvrage de Sophie Pommier : « Égypte, l’envers du Décor », éditions la Découverte, Paris 2008