Spécialiste du monde arabe et musulman, Anne Giudicelli est consultante à la tête de Terrorisc , une structure de conseil qu’elle a fondée, consacrée aux risques politico-sécuritaires et à la gestion de crise. Elle était auparavant chargée de mission au ministère français des Affaires étrangères et en poste dans la région. Elle nous éclaire sur la crise qui secoue le Mali depuis la fin de l’année 2011
Quelles sont les origines de la crise malienne ?
La crise qui touche aujourd’hui le Mali a des racines très anciennes. Plusieurs éléments en sont constitutifs. Le pays est composé de nombreuses ethnies qui s’étendent géographiquement au-delà de ses frontières. Le Mali a, dans son histoire, toujours eu à composer avec de fortes rivalités ethniques et avec les revendications inhérentes à celles-ci. La contestation la plus importante et la plus forte est probablement celle des Touaregs qui réclament depuis de nombreuses années leurs indépendances. Ce qu’on peut qualifier de révolution touarègue a été réactivé par les accords conclus en 2006 qui stipulent que les Touaregs ne doivent plus réclamer l’autonomie de leur région tandis que Bamako doit accélérer le développement des régions du Nord. Ce traité a été jugé insatisfaisant pour toute une part de cette ethnie qui avait rejeté l’accord et il fut en outre reproché au gouvernement malien de ne pas en avoir respecté les terme. Aussi une poche de contestation au sein du territoire malien n’a cessé de grandir au fil de ces six dernières années. Une contestation s’appuyant sur des revendications de plus en plus fortes et radicales n’excluant pas le recours à une rébellion armée.
Ce qui a accéléré l’action de ce mouvement rebelle est sans nul doute la dynamique de ce qui est appelé le « printemps arabe » et plus directement, l’intervention des forces étrangères en Libye aboutissant à la chute du régime du colonel Kadhafi. Les pays de la zone subsaharienne ont clairement été influencés par les mouvements de contestation qu’ils pouvaient observer à quelques kilomètres de leurs frontières, et l’ensemble des états de la zone en a été ébranlé. Le chef rebelle touareg de l’époque Ibrahim Ag Bahanga à la tête du Mouvement National de Libération de l’Azawad (MNLA) y a vu une opportunité pour son peuple qu’il a voulu saisir.
Le Mali était, déjà avant la crise qu’il traverse aujourd’hui, probablement le maillon le plus faible de la zone subsaharienne en raison de sa situation sécuritaire. L’État devait faire face à la forte présence du mouvement AQMI sur son territoire. Le pays était également envahi par les réseaux divers de trafics, drogues, cigarettes, êtres humains. La mauvaise gouvernance de l’administration centrale, notamment celle de la présidence d’Amadou Toumani Touré (dit ATT) qui s’est attiré les foudres de l’armée, et la corruption endémique, quasi structurelle, ont fini de fragiliser un pays déjà proche du chaos.
La mort d’Ibrahim Ag Bahanga leader des rébellions touarègues dans un accident de voiture le 26 aout 2011 a-t-elle accéléré la mise en place d’une révolte armée ?
La révolte armée était déjà dans l’esprit de ce leader. À sa mort – dont l’origine accidentelle reste soumise à caution – de nouvelles figures touarègues ont repris la tête du mouvement. Ces hommes, qui ont participé au conflit libyen aux côtés des rebelles ont été formés et se sont équipés. Ils envisagent assez vite la possibilité d’une lutte armée immédiate pour obtenir gain de cause à la faveur du nouveau contexte régional. En janvier 2012, on assiste ainsi à des événements extrêmement sanglants sur le sol malien, consécutif de la confrontation entre l’armée malienne et des éléments du MNLA associé des membres groupe d’Ansar dine d’Iyad Ag Ghaly et à d’autres mouvements Touaregs proches d’AQMI face à l’armée malienne. Le conflit d’Alguel’hoc en est une parfaite illustration. À la fin du mois d’avril, Ansar dine et le MNLA prennent conjointement possession de plusieurs zones du nord Mali.
Ce sont ces événements qui ont provoqué la fin du régime malien en mars 2012 ?
Ils en ont été le déclencheur en effet. Mais le contexte local s’y prêtait: l’armée malienne entretenait depuis un temps certain de la rancœur à l’égard de l’administration centrale et d’ATT en particulier. Elle lui reprochait sa faiblesse dans la gestion des conflits et l’accusait de considérer les militaires comme de la simple chair à canon. C’est lors des événements de janvier 2012 qu’un vrai mouvement anti-ATT s’est constitué avec à sa tête Amadou Sanogo. Le 22 mars, un coup d’État militaire renverse le président ATT. Le lieutenant Amadou Konaré, porte-parole du Comité national pour le redressement de la démocratie et la restauration de l’État (CNRDR), présidé par Sanogo, annonce la suspension de la constitution et la dissolution des institutions de la République. Le motif est le suivant : « l’incapacité du gouvernement à donner aux forces armées les moyens nécessaires de défendre l’intégrité de notre territoire national ».
À ce jour, où en est le pays ?
Très rapidement après le coup d’État, une médiation a été mise en place. Elle a été initiée par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) qui a mandaté le Burkina Faso. L’objectif était de pousser la junte militaire à se retirer du pouvoir pour mettre en place un gouvernement de transition. Un accord a pu officiellement être trouvé. Mais la junte, qui bénéficie de soutiens importants, n’a eu de cesse d’interférer sur les décisions du gouvernement par intérim. Cette nouvelle administration s’est ainsi trouvée totalement désavouée au point que le 21 mai, le président de transition Dioucounda Traouré s’est vu violemment molesté à Bamako par des manifestants pro-junte. Il a été soigné à Paris avant de rentrer à Bamako, où il vient de former un nouveau gouvernement, qu’il faudrait davantage qualifier « d’ouverture » que « d’union nationale », car sa représentativité reste encore limitée.
La médiation de la Cédéao – qui se poursuit tant bien que mal – a aussi pour mission d’engager des pourparlers avec les mouvements rebelles du nord du pays. Dans cette région, les mouvements se sont installés, profitant de la vacance persistante du pouvoir, d’autant plus facilement qu’ils étaient déjà présents dans cette zone et bénéficiaient d’une certaine assise. Les jeux d’alliance et de rivalités pour le contrôle du Nord ont conduit à des affrontements terribles, dont la population locale continue de faire les frais. Le MNLA a perdu du terrain au profit notamment d’Ansar dine (qui se réclame d’un islam « vertueux », veut faire la guerre aux trafics et à l’immoralité, et revendique l’application de la charia) et d’Aqmi. Ce sont donc les radicaux qui sont en position de force. La montée en puissance, fulgurante, d’Ansar dine a été du reste une vraie surprise pour les observateurs locaux. C’est un mouvement jeune, qui n’a été créé qu’en décembre 2009. Il entretient des liens avec Aqmi qui le soutient dans sa lutte contre le MNLA en lui fournissant des moyens, des hommes et des armes. Mais sa capacité d’action n’est pas seulement le fruit de cette alliance.
En effet, la dégradation de la situation au nord du pays a été largement influencée, voire complexifiée, en raison d’implication d’acteurs extérieurs dans le conflit. En amont du déclenchement des affrontements, le MNLA a recherché des soutiens. Un courant sécuritaire au sein du pouvoir français d’alors se déclarait prêt à soutenir le mouvement, si celui-ci garantissait une lutte acharnée contre Aqmi. Le MNLA devenant de facto un outil de lutte supplétif contre le terrorisme. Ainsi la France s’est appuyée sur son partenaire mauritanien pour mettre en place une stratégie de soutien logistique notamment, au profit du MNLA. Cependant, l’intervention remarquée du nouvel acteur Ansar dine a largement contrecarré ces plans. L’Algérie est fortement suspectée d’avoir indirectement soutenu le groupe Ansar dine. En effet, le pays, qui compte de nombreux Touaregs au sud, a voulu tuer dans l’oeuf cette nouvelle velléité indépendantiste, considérée comme une menace pour sa sécurité intérieure. Alger s’est appuyé pour ce faire sur son voisin mauritanien, que la crise libyenne avait rapproché. Nouakchott a dès lors fait le grand écart, en jouant parallèlement la stratégie de son partenaire français et celle de son nouvel allié algérien… Aujourd’hui la situation est telle que même ces jeux d’alliance semblent ne plus opérer sur le terrain. D’autant que d’autres acteurs extérieurs, comme le Qatar ou encore l’Iran, sont depuis rentrés dans le jeu pour servir leur stratégie d’influence.
À ce jour, nous assistons donc à une situation de blocage tant sur le plan politique que sécuritaire.
Quelles sont selon vous les possibilités de sortie de crise ? Entrevoit-on une fin à ce blocage ?
L’option d’un recours à la force encadré par une résolution des Nations Unies fait son chemin, mais pas l’unanimité. Certains pays membres de la Cédéao, ainsi que des puissances régionales, comme l’Algérie, s’y opposent. Les États occidentaux, échaudés par l’expérience Libye et ses conséquences, ne souhaitent pas être les têtes de proue d’une action qu’ils veulent d’abord « régionale », quitte à se positionner en back office. La Cédéao via l’Union africaine a néanmoins saisi le conseil de sécurité de l’ONU, appelant à mettre en place une intervention, avec pour premier objectif la stabilisation du pays; en cas d’échec, une opération militaire pourrait alors être envisagée et la Cédéao la mènerait avec le soutien logistique des puissances comme la France et les Etats-Unis. La question du rôle de l’armée malienne dans ce dispositif reste posée. Pour l’heure, la communauté internationale attend des clarifications et des garanties de la Cédéao quant aux modalités de cette intervention, laquelle doit faire l’objet d’une demande officielle des nouvelles autorités de Bamako pour être actionnée.
Le dossier est comme on le voit, très complexe, et les enjeux stratégiques dépassent le seul terrain malien. Plusieurs réunions internationales doivent prochainement étudier la faisabilité d’une telle option. Pendant ce temps, le processus de sanctuarisation du nord menace l’ensemble de la région, que l’inaction contribue à installer durablement. La gestion d’une telle crise exige une approche nouvelle, qui doit notamment reconsidérer la nature de nos relations avec certains régimes de la région, qui restent essentiellement déterminées par une diplomatie sécuritaire, plus ou moins instrumentalisée par les États, avec au centre, la question de la bonne gouvernance, qui passe par l’ouverture d’un dialogue avec les sociétés civiles.