La loi « pour une sécurité globale préservant les libertés », promulguée en mai 2021, vise « à intégrer plus directement l’ensemble des acteurs de la sécurité et de la sûreté autour d’un continuum de sécurité ». Pour autant, le texte consacre-t-il le rôle des entreprises comme un maillon fort de la chaîne de sécurité globale ? Quelles sont les conséquences concrètes, les apports et les manques de cette loi pour la sécurité des entreprises ?
Compte rendu de la première table ronde proposée lors du colloque annuel du CDSE, jeudi 16 décembre 2021, avec la participation de Christian Cremel, président de la commission « Sécurité privée » du CDSE et directeur sûreté du groupe Bouygues ; Guillaume Farde, professeur affilié à l’École d’affaires publiques de Sciences Po ; Florent Lecoq, Délégué CGT Prévention Sécurité ; Cédric Paulin, secrétaire général du Groupement des entreprises de sécurité (GES) ; Olivier-Pierre de Mazieres, préfet, Délégué ministériel aux partenariats, aux stratégies et aux innovations de sécurité (DPSIS) au ministère de l’Intérieur.
« La réforme a eu lieu, la loi a été votée, mais de là à dire que le continuum existe… Il y a quand même un grand pas ! » C’est qu’affirme Cédric Paulin, en réponse à la problématique posée lors de la première table ronde du Colloque du CDSE, jeudi 16 décembre 2021 : « Continuum de sécurité : la réforme a-t-elle eu lieu ? ». Le secrétaire général du Groupement des entreprises de sécurité (GES) reconnaît néanmoins qu’« un certain nombre de mesures dans la loi vont dans le bon sens », citant notamment « la protection juridique pour les agents de sécurité privée » et l’encadrement de la sous-traitance.
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Un « front commun » sur la garantie financière
Il déplore cependant l’absence dans la loi « pour une sécurité globale préservant les libertés » d’une disposition permettant l’instauration d’une « garantie financière » pour les entreprises de sécurité privée. « C’est plus qu’un regret puisqu’on peut estimer que ce sujet n’a pas été véritablement étudié », note Cédric Paulin. « Il est passé en commission des Lois au Sénat, il a été repoussé, mais on ne peut pas estimer qu’on ait eu un véritable dialogue sur la garantie financière. »
L’instauration d’une telle mesure de régulation économique fait pourtant consensus entre les prestataires de sécurité privée (GES) et les donneurs d’ordre depuis plusieurs années, comme le rappelle Christian Cremel, président de la commission « Sécurité privée » du CDSE et directeur sûreté du groupe Bouygues : « Nous considérons que ce serait un moyen d’assainir la profession et de limiter la présence d’entreprises ou de microentreprises qui parasitent le secteur et qui fournissent des prestations qui ne sont pas toujours à la hauteur des enjeux et de la qualité attendue par le donneur d’ordre ». « Ce serait pour nous un moyen de réguler la filière et de permettre une montée en gamme des entreprises de sécurité privée », ajoute-t-il.
Du côté des salariés, Florent Lecoq, négociateur de la CGT au sein de la branche des entreprises de prévention et de sécurité, était également favorable à cette mesure, mais « peut-être pas pour les mêmes raisons ». « Cette garantie financière nous assurait que l’entreprise qui prenait la prestation, avait financièrement les moyens de la prendre en charge », précise-t-il. « Trop souvent, de petites entreprises, mais également de moyennes ou de grandes entreprises d’ailleurs, prennent un marché et ne mettent pas en place les moyens nécessaires au bon fonctionnement, à la bonne mise en pratique de notre métier [d’agents de sécurité]. »
Alors que l’argument de ne pas fragiliser un secteur ayant souffert des conséquences de la crise de la COVID a été opposé à l’instauration d’un tel mécanisme, Cédric Paulin (GES) relève que « les agences immobilières ou les agences de voyages », sont des secteurs déjà assujettis à une telle régulation. « Il ne me semble pas que ces secteurs aient été fragilisés, Covid mis à part évidemment », note-t-il. « La garantie financière a toujours été là pour permettre aux acteurs sains de pouvoir se développer correctement. »
« Alors que tout le monde semble acclamer une garantie financière, quand un véhicule législatif se présente, on ne le saisit pas », regrette Guillaume Farde, professeur affilié à l’École d’affaires publiques de Science po. Pourtant, « c’est un vieux sujet », rappelle-t-il, en précisant que cette mesure a été préconisée dès 2010 dans un rapport de l’IGA sur le contrôle des entreprises de sécurité privée, puis par les députés Alice Thourot (LREM, Drôme) et Jean-Michel Fauvergue (LREM, Seine-et-Marne) dans leur rapport de 2018 sur le « continuum de sécurité », et enfin dans le « Livre blanc de la sécurité intérieure » publié en 2020.
Le préfet Olivier-Pierre de Mazières, Délégué ministériel aux partenariats, aux stratégies et aux innovations de sécurité (DPSIS) au ministère de l’Intérieur, précise cependant que « le Livre blanc de la sécurité intérieure subordonne la garantie financière à la mise en place de la limitation de la sous-traitance et à un délai d’observation de l’effet de cette mesure avant d’envisager, le cas échant, un propos à la garantie financière ».
Réponse de Cédric Paulin : « La première organisation des directeurs de sécurité en entreprise (le CDSE), la première organisation des prestataires de sécurité privée (le GES) et la première organisation syndicale des salariés dans la branche (CGT) sont sur la même ligne : il y a un front commun qui à un moment devrait être entendu. »
La députée LREM (Drôme) Alice Thourot, qui a corédigée la proposition de loi, rappelle pour sa part que cette mesure figurait dans la première version du texte avant d’être supprimée dans une deuxième version débattue et votée au Parlement pendant la période des confinements. « Au même moment, à l’Assemblée nationale, nous avons voté des budgets pour soutenir les entreprises, pour les accompagner et pour pouvoir prévenir une crise économique qui suivrait la crise sanitaire », rappelle-t-elle. « Nous ne pouvions pas instaurer un mécanisme qui visait à contraindre plus les entreprises, ça aurait été complètement contradictoire avec ce qui a été fait à ce moment-là ». Toutefois, la députée reste favorable à un tel mécanisme : « Je soutiens vraiment le fait que cette mesure puisse être dans le prochain texte sur la sécurité. Parce que je crois que c’est une mesure qui est attendue et qui est nécessaire pour votre secteur. »
De façon plus globale, elle assure par ailleurs que « toutes les dispositions [introduites par la loi] ont pour objectif de pouvoir créer les conditions de la confiance entre le secteur de la sécurité publique et la sécurité privée » afin de construire une « vision » et « pouvoir aller vers ce continuum de sécurité, que nous appelons ensemble de nos vœux en continuant à travailler ensemble ».
Limitation de la sous-traitance à deux rangs
Alors que la loi « pour une sécurité globale préservant les libertés » introduit une limitation de la sous-traitance à deux rangs dans les prestations de sécurité privée, Florent Lecoq (CGT) estime que « les vrais problèmes » portent sur « le deuxième sous-traitant ». « En effet, cette mesure limite la sous-traitance en cascade, mais le vrai problème est sur le deuxième rang », abonde Cédric Paulin. Le secrétaire général du GES explique qu’un « prestataire, en cas de pic d’activité, s’adresse à un sous-traitant ». Et de s’interroger : « Pourquoi ce premier sous-traitant s’adresserait-il à un autre sous-traitant ? »
Pour les donneurs d’ordre, Christian Cremel rapporte que la commission « Sécurité privée » du CDSE souhaite « une petite amélioration » dans les textes qui viendront préciser l’application concrète de cette mesure. En effet, la loi prévoit que « le donneur d’ordre devra désormais vérifier que l’entrepreneur principal a bien validé le motif du recours à la sous-traitance avant d’accepter le sous-traitant » (Art. 19). Sur ce plan, le CDSE souhaite que « l’entrepreneur principal ait à fournir au donneur d’ordre un document qui prouve que ces règles de sous-traitance imposées ont été respectées », précise le directeur sécurité.
Le préfet Olivier-Pierre de Mazières relève que « avant cette loi », il n’était possible de trouver parfois « neuf, dix, ou onze rangs de sous-traitance ». « Donc nous avons déjà une amélioration considérable », estime-t-il, en rappelant que cette mesure doit entrer en vigueur en mai 2022. « Je pense qu’il faut se donner le recul pour voir si cela marche, si cela contribue effectivement à assainir cette profession et ce secteur. »
Alice Thourot explique que, dans la rédaction des textes, « il a fallu trouver un équilibre entre la liberté d’entreprendre, la liberté contractuelle et puis la nécessité ». « Cet équilibre que nous avons cherché, et que nous pensons avoir trouvé parce que le Conseil constitutionnel a validé intégralement cette disposition, nous devrions collectivement nous en féliciter. Nous avons travaillé ensemble cette disposition et c’est une vraie avancée qui, je l’espère, portera ces fruits dans les prochaines années. »
La formation au cœur des interrogations
La loi prévoit en outre une ordonnance relative à la formation des agents de sécurité privée. La montée en compétence du secteur constitue un des leviers majeurs pour une meilleure rémunération des agents. En passant également par un coût de prestation plus élevé. « Ce sujet des tarifs est sensible », concède Christian Cremel. « Pour payer plus cher, il faut d’abord une prestation qui soit à la hauteur des attentes », poursuit le directeur sécurité. Et de préciser que le donneur d’ordre « paie pour une qualité de prestation » et non un prix ou un nombre d’heures. Par conséquent, « la formation doit être en adéquation avec l’attente de qualité », souligne-t-il.
« Je suis un peu embêté parce que j’ai l’impression que nous sommes tous du même avis… c’est gênant », ponctue ironiquement Florent Lecoq. Le délégué CGT constate qu’« il n’y a qu’une seule formation dans la sécurité privée, la formation obligatoire de 175 heures ». « C’est-à-dire que j’ai la même formation si je vais garder un parking pour assurer qu’il n’y a pas trop de vols la nuit, que de m’occuper du terrorisme dans une entreprise, faire du contrôle d’accès ou m’assurer de tout un tas de suivis d’un système incendie », détaille-t-il. « Ce n’est pas cohérent ! »
« Ce n’est pas parce qu’on passe de 70 à 140 puis à 175 heures que la formation est meilleure », note pour sa part Cédric Paulin. « Je me souviens très bien avoir travaillé sur le passage de 70 à 140 heures de formation », rapporte-t-il. « C’était très simple : on a pris tous les modules de formation, on les a multipliés par deux. En l’occurrence, faire plus ne veut pas dire nécessairement faire mieux. » Le secrétaire général du GES estime que l’ordonnance sur la formation doit « d’abord travailler l’adéquation entre [les formations] et les missions ». « Quelle est l’autonomie sur le poste ? Quelle est la responsabilité sur le poste ? Le relationnel à acquérir ? Et à partir de là, on prescrit des formations adéquates et on construit des parcours. » Il ajoute par ailleurs que « si l’ordonnance doit avoir un intérêt, ce serait de reconnaître la mise en œuvre de cette politique ‘formation’ par les branches elles-mêmes ». « Sinon, on va continuer sur la formation réglementée qui ne répondra pas aux besoins des entreprises et qui ne va pas satisfaire non plus, d’ailleurs, les salariés. »
Afin d’éviter ces écueils, le préfet Olivier-Pierre de Mazières propose l’instauration d’une « formation socle à partir de laquelle des compléments sont ajoutés aux 175 heures de base ». « Il faut que l’on arrive à mettre en face de la formation une grille des risques avec des prestations correspondantes, en ayant recours à des agents formés de manière plus ou moins poussée et rémunérés au prix adaptés ». Le DPSIS estime qu’un tel système permettra de « favoriser la progression des agents de sécurité vers des niveaux de compétence et donc vers des niveaux de rémunération plus importants ». Il s’agit ici de « favoriser la professionnalisation et la montée en gamme de la sécurité privée ».
Guillaume Farde relève une autre difficulté dans la formation en sécurité privée : « celui qui forme est souvent celui qui délivre le titre professionnel ». Pour l’expert et professeur affilié à l’École d’affaires publiques de Sciences Po, le fait de « délivrer le titre professionnel de façon indépendante permet d’être plus exigeant sur le contenu de la formation et donc de monter le niveau ». Sur ce point, ce dernier cite l’exemple espagnol : « En Espagne, un agent de sécurité privée, au cours de sa formation, doit se tester sportivement, passer des épreuves psychotechniques » et, dans certains cas, « être entendu par un jury avant qu’on ne lui délivre son titre professionnel ». « Est-ce qu’il est scandaleux de demander à un agent de sécurité privée de se tester sportivement ? Personnellement, je ne le crois pas. »
Des attentes et un constat partagés sur la réforme du CNAPS
Une autre réforme prévue par voie d’ordonnance dans la loi concerne l’organisation de l’établissement public de régulation du secteur, le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS).
Olivier-Pierre de Mazières rappelle que le CNAPS est « un établissement public chargé de contrôle et de conseil ». « Il faut donc que le CNAPS dispose des moyens d’exercer ses missions le mieux possible et, aujourd’hui, il y a, effectivement, des difficultés », estime le préfet. « Il y aura, dans le cadre de l’ordonnance qui est en cours de concertation et d’écriture, des sujets relatifs à l’organisation interne, au fonctionnement et aux compétences du CNAPS. Mais il faudra en parallèle travailler sur les moyens, parce que l’effectif des contrôleurs est sans doute insuffisant aujourd’hui, et puis sur les compétences, la formation de ces contrôleurs, et d’une manière générale sur les moyens financiers et techniques qui sont mis à sa disposition [de l’établissement]. »
Cédric Paulin assure que pour le GES, « l’ordonnance en cours de discussion est la bienvenue ». Mais ce dernier alerte sur les trois axes prioritaires de réforme pour l’organisation patronale que sont « l’accélération et la fluidification de la délivrance des différentes autorisations », « la lisibilité des contrôles » avec la mise en œuvre d’une réelle « doctrine » assurant une cohérence des sanctions sur l’ensemble du territoire national », le maintien « des professionnels dans les différentes instances du CNAPS ». « Ce sont des axes partagés avec le CDSE », ajoute-t-il.
(>> A NOTER : Cette table ronde s’est déroulée avant la présentation des textes de cette ordonnance. Les positions du CDSE et du GES sur ces derniers sont présentées dans l’article accessible en cliquant ICI).
Christian Cremel ajoute que « les membres du CDSE souhaitent que le CNAPS se situe, également, en accompagnement et en conseil pour les entreprises ». « Lorsque nous avons des sujets particuliers à traiter, personne ne nous répond. Et l’entreprise qui a besoin d’un conseil, ne l’obtient pas », rapporte-t-il.
« Avec 80.000 cartes actives pour la surveillance humaine, auxquels s’ajointent les agents de transport de fonds et d’objets précieux, des agents de protection physique de personnes, les gardes à bord des navires, les agents de recherche privée… En réalité, c’est plus de 200.000 cas pour un tout petit peu plus de 200 ETP… », poursuit Guillaume Farde. « Avec cette équation, vous avez la réponse : les moyens sont insuffisants. »
Intégrer la sécurité incendie au périmètre de contrôle du CNAPS ?
La loi dispose en outre que le Gouvernement remette au Parlement, dans les prochains mois, un rapport examinant l’opportunité d’étendre le périmètre de contrôle du CNAPS aux activités de sécurité incendie. Cette disposition est une autre des recommandations partagées par le GES et le CDSE depuis plusieurs années.
« Ce sont des métiers qui ont un accès beaucoup plus aisé dans leurs missions, beaucoup plus intrusif dans la sécurité des bâtiments, dans la sécurité des différents lieux », explique Cédric Paulin. « On a du mal à comprendre pourquoi un agent de sécurité privée, s’il perd sa carte professionnelle [pour une raison de moralité] peut devenir agent de sécurité incendie », poursuit-il. « Pourtant, il va aller dans les mêmes lieux la nuit, avec les mêmes accès, dans une tour à la défense ou ailleurs. On aimerait comprendre pourquoi on ne veut pas que des agents de sécurité incendie aient un contrôle de moralité. » « C’est, effectivement, un réel problème ! » ajoute pour sa part Christian Cremel.
Olivier-Pierre de Mazières répond que « la réglementation du Livre VI de la sécurité intérieure est « extrêmement contraignante », « très lourde ». « Il y a des délais administratifs, des contrôles et un principe d’exclusivité », souligne-t-il. « Et donc cela mérite, a minima, que l’on y réfléchisse, que l’on concerte. Et c’est pour ça que le législateur a souhaité que le Gouvernement fouille le sujet et lui adresse un rapport dans les 18 mois qui suivent l’adoption de la loi de mai 2021. »
Le défi des JOP Paris 2024
Les Jeux olympiques et paralympiques de 2024 comportent un enjeu en termes de recrutement pour la filière puisque celle-ci est confrontée à une « pénurie d’effectifs ». Cédric Paulin rapporte que la branche professionnelle travaille sur une « politique de rémunération » qui serait associée à « une roue de classification ». « Nous voulons essayer de terminer ceci le plus rapidement possible », confie-t-il, espérant un accord pour la fin du premier trimestre 2022. « Une telle politique de rémunération n’entrera en vigueur qu’en 2023, en suivant la temporalité d’un accord de branche », poursuit-il. « C’est un des premiers points qui peut envoyer un signal positif aux salariés et futurs salariés afin de les faire rester et venir dans la branche de la sécurité privée. »
En matière de formation, le secrétaire général du GES estime qu’il faut « que la filière se structure avec les JO » pour « l’après » Jeux olympiques. Pour l’heure, il est prévu de former de nouveaux agents en adaptant le modèle de formation dédié mis en place pour l’Euro 2016, avec un volume horaire plus resserré de 105 heures contre les 175 heures de la formation classique. « Il faut poursuivre les discussions sur cette adaptation de la formation », car « le début de la logique est intéressant », concède Cédric Paulin.
Pour sa part, Florent Lecoq (CGT) regrette cette orientation puisqu’il était initialement favorable à « un volume complémentaire » pour « apprendre aux agents de sécurité à travailler en équipe ». « Près de 70 à 80 % des agents de sécurité travaillent seul », explique-t-il. « Avec les JO, du jour au lendemain, on va les faire travailler par groupe de 10 ou 20 et on va leur dire demander de travailler ensemble. »
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