Guillaume Pepy, ancien PDG de la SNCF et actuel président du conseil d’administration d’Orpea, était invité à partager sa vision de la crise en tant que dirigeant, lors du Colloque du CDSE « L’entreprise à l’ère de la multi-crise », jeudi 15 décembre 2022, au Palais des Congrès d’Issy-les-Moulineaux. Dans son intervention, il évoque une possible définition de la crise et livre sa perception de la communication de crise.
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CDSE : En tant qu’ancien PDG de la SNCF, vous avez été à la tête d’une entreprise qui a la chance, ou la malchance, d’être particulièrement exposée dans les médias et dans la société. De cette expérience, quelle vision portez-vous sur la crise ? Quelle définition pouvez-vous en donner ?
Guillaume Pepy : Mon intervention n’est pas celle d’un expert : vous, [les directeurs sécurité-sûreté des entreprises], êtes des experts. Mais j’ai un témoignage à apporter, une expérience à partager. C’est dans ce cadre-là, et donc avec ces limites-là, que je peux définir la crise.
La crise est un mot-valise, parce que l’on trouve 20 situations de crise à évoquer chaque jour. Il me semble que dans votre fonction de directeur sécurité, ou dans des fonctions de président ou de directeur général, la crise doit renvoyer à quelque chose qu’il faut être capable de définir. Parce que si on qualifie tout de crise, on est complètement perdu !
Je tire de mon expérience le fait que la crise, c’est peut-être avant tout quelque chose d’inédit. C’est-à-dire que bien qu’il y ait des signaux faibles et des perceptions, la situation à laquelle on va être confronté n’est pas quelque chose que l’on avait précédemment repéré ou pour laquelle on s’est entraîné en amont. Dans le cas où l’on s’est entraîné, j’aurais tendance à dire que ce n’est très largement pas une crise. En revanche, on peut par exemple qualifier de crise l’échouage du navire pétrolier Erika au large des côtes françaises, parce que cette situation n’arrive que très rarement et que le PDG de Total de l’époque n’avait jamais été confronté à une telle situation. On pourrait dire la même chose de la crise sanitaire qui a touché le groupe Lactalis après la découverte de salmonelle dans du lait pour nourrisson. Ma définition de la crise s’attache donc à ce qui est inédit, ce qui vous laisse donc un peu sans voix, et ce qui va forcément vous entraîner dans une situation hautement inconfortable. Admettre que vous êtes confronté à une crise, ce n’est pas facile. On préfère le déni de la crise. D’ailleurs, c’est ce qu’Emmanuel Besnier (PDG de Lactalis) ou le patron de Total de l’époque avaient commencé par faire, ou dire : « Non, non, ce n’est pas une crise, c’est mon prestataire », ou « Ce n’est pas si grave que ça ». Seulement, la crise est quelque chose qui va à un moment vous interpeller, vous saisir, et un peu vous désarmer.
CDSE : Face à une crise, il est nécessaire de choisir une posture dès le début. Selon vous, faut-il être sincère dès le départ dans ses prises de position, dans la communication ?
G.P. : La réponse est compliquée et on peut débattre de ma position. Quand j’ai été face à cette « crise » que je viens de définir, j’ai toujours cherché à faire deux choses : la première, c’est d’assumer, et la deuxième, c’est d’essayer de créer de la confiance.
Assumer, cela signifie qu’il faut accepter que la crise interpelle tellement fort le directeur de la sécurité, le Comex ou le président, qu’il faut faire face « à 360 degrés ». Autrement dit : on ne peut pas se planquer, on ne peut pas désigner quelqu’un d’autre. J’ai le souvenir qu’en 2018, il y a eu un transformateur de RTE qui a pris feu devant le siège d’Accor, en proche périphérie de Paris. Seulement, ce transformateur, c’est celui qui alimente la totalité de la gare Montparnasse. Et comme d’habitude, la tartine tombe toujours du mauvais côté : on est un samedi matin, un week-end de départ en vacances, et… il n’y a plus de trains. En tant que PDG de la SNCF, vous avez tendance à vous dire : « Je vais aller à la radio ou à la télé pour dire que c’est la faute de RTE ». Rationnellement, vous avez raison ! Mais, en réalité, vous devez assumer le fait que vous avez des milliers de personnes qui sont directement touchées. Il faut donc accepter d’assumer même si ce n’est pas de votre responsabilité directe.
Le second mot, c’est « confiance ». La crise est avant tout quelque chose d’émotionnel car elle produit essentiellement des émotions. Il y a bien sûr des sujets techniques, des sujets d’organisation, de rétablissement de la situation normale, des sujets de sûreté. Mais ce sont d’abord des émotions, sinon ça ne serait pas vraiment une crise. Dans ce cadre, il faut créer tout de suite une relation de confiance. Elle passe par deux ou trois choses qui ne sont pas habituelles. Parce que généralement, les directions de la communication – merci de leur engagement par ailleurs – fournissent des éléments de langage. Pour ces éléments de langage, on n’est pas sur l’émotion, et on n’est peut-être pas complètement sur les deux ou trois choses auxquelles je crois :
1. Je crois à la transparence. C’est-à-dire que, quand vous êtes face à une situation de crise, les premiers mots doivent être sur les faits : qu’est-ce qu’il se passe ? Il y avait combien de personnes ? Il y avait ceci, il y avait cela. Et puis l’engagement de dire : « Une première enquête est engagée, on a fait de premiers constats qu’il faut confirmer, … »
2. Je crois à une reconnaissance de responsabilité morale. A Brétigny par exemple, quand vous avez un train Corail qui déraille tragiquement, sur une éclisse désolidarisée, ce qui compte tout de suite, avant la responsabilité pénale, c’est la responsabilité morale. Quand vous dîtes : « Nous sommes évidemment responsables moralement de ce qui arrive », on se dit : « Ce n’est pas une entreprise et une équipe qui sont en train de fuir, ils assument ».
CDSE : Et quand on dit « je suis responsable moralement », est-ce que l’opinion publique, les médias, n’entendent pas : « je suis pénalement responsable » ?
G.P. : Oui, vous avez tout à fait raison et c’est d’ailleurs pour cela que les juristes – dont nous sommes tous entourés -, dès que l’on bouge le petit doigt, vont dire au directeur de la sécurité ou au patron : « Surtout patron, protégez-vous parce que si vous vous mettez en première ligne, vous vous exposez ». Mais je pense qu’il faut faire l’inverse. Je pense qu’il faut s’exposer. La deuxième chose que le juriste va dire est : « Surtout, pas un mot sur le fait que vous assumez, que l’entreprise se sent responsable ». Mais c’est le contraire qu’il faut faire ! Parce que c’est cette responsabilité morale qui va créer de la confiance, en disant aux gens qu’ils n’ont pas face à eux une institution inhumaine… Mais des hommes et des femmes qui sont conscients que, quand on prend un billet d’avion et qu’on tombe quelques heures plus tard dans l’océan, ou lorsque l’on prend un billet à la gare d’Austerlitz et que le train déraille quelques minutes plus tard, ce n’est pas une situation normale et imaginable. Et le transporteur, il a donc au moins sa responsabilité morale !
CDSE : S’engager, est-ce que cela signifie qu’il faut s’exprimer publiquement ? Tous les PDG peuvent-ils le faire ? Savent-ils le faire ?
G.P. : Ce n’est pas d’abord une question de communication, mais une question de pilotage ou de gestion. Quand on est face à une crise, vous les directeurs de sécurité, ou nous, les Comex et les patrons, on peut avoir tendance à déléguer ces questions à des gens dont on répute que c’est le métier, à savoir des gestionnaires de crise, des porte-paroles de crise, des salles de crise. À ce moment-là on se dit : «C’est bon, on a formé des gens, c’est leur boulot ». Seulement, quand la crise est substantielle, ce n’est pas une affaire d’expert, c’est une relation émotionnelle entre une entreprise ou une institution, et le public en général. Personne ne peut croire qu’il faille simplement sortir l’expert de la salle de crise en disant : « Tiens, toi, on va te demander de gérer le truc et d’aller devant les médias ».
De plus, en tant que patron, on doit avoir en tête l’expression anglaise : « Eyes on and hands off ». Autrement dit, les patrons ne doivent pas être ceux qui pilotent la crise, mais ils doivent tout voir pour se donner un temps d’avance. Malheureusement, en temps de crise, ce sont souvent les paranoïaques qui ont raison, à savoir ceux qui ont anticipé que cette situation risquait de dériver vers le « worst case », et que ce que l’on craignait allait effectivement se produire. Par exemple, on vous a dit qu’il y avait quelques personnes blessées, et, malheureusement, il y a beaucoup de blessés. On vous avait dit qu’il y avait des personnes sur place, et puis, tout d’un coup, vous voyez sur « Insta » un petit bout de vidéo qui montre qu’en réalité, il n’y a que trois secouristes sur place dix minutes après l’incident ou l’accident. Enfin, on vous avait dit que les familles étaient prises en charge, et vous trouvez des témoignages qui le démentent.
CDSE : Au moment d’une crise, quelle doit être la place de chacun et quelle oreille, quelle écoute doivent avoir les dirigeants pour les directeurs sécurité-sûreté ?
G.P. :C’est un point difficile et je ne suis pas sûr d’avoir de réponse certaine. Je pense qu’en situation de crise assez grave, il faut avoir une organisation qui fasse la place à tout le monde : aux experts de sécurité d’une part, mais d’autre part il faut aussi accepter la confrontation avec d’autres points de vue, et par exemple l’interne, le terrain, a forcément énormément de choses à dire. D’habitude, on dit au terrain : « C’est trop important, on n’a pas besoin de toi. ». Or, le terrain a souvent des réflexes, il a des façons de faire, parce qu’il est habitué aux crises de terrain, qui sont extraordinairement utiles. Et puis, le terrain a une chose formidable : c’est le meilleur porte-parole. Si, dans une crise, vous donnez la parole à quelqu’un du terrain, un patron local qui explique avec ses mots et avec sa sincérité ce qui est en train de se passer, le message passe beaucoup mieux qu’avec un porte-parole qui a des techniques de communication qui sont d’énormes ficelles que tout le monde voit. Sans parler d’un patron qui lui, forcément, va essayer d’être dans la sous-estimation et d’expliquer que « les responsabilités sont diverses… » ou « que l’enquête dira… ».
Personnellement, je crois aussi beaucoup à la confrontation des points de vue, dans une salle de stratégie, dans laquelle vous acceptez, une fois que la porte est fermée, qu’on se batte sur ce qu’il faut faire. C’est de la discussion contradictoire que viennent souvent les bonnes idées de gestion de crise.
CDSE : Cette fonction de directeur sécurité-sûreté d’entreprise, comment l’avez-vous vue évoluer au fil des ans, notamment à la SNCF ? Est-ce que vous pensez qu’elle a changé, qu’elle joue désormais un rôle plus stratégique qu’autrefois, et même un rôle de business partner pour la bonne marche économique de l’entreprise, au-delà de la simple sécurité-sûreté ?
G.P. : Encore une fois, je ne suis pas un spécialiste, mais ce que j’ai vu pendant mes dix ans à la tête de la SNCF, c’est que cette fonction – que Stéphane Volant avait magnifiquement supervisée en tant que secrétaire général – a été transformée en quelques d’années. Je considère que les directeurs de la sécurité sont d’abord des électriciens, des cheminots, avant d’être des experts spécialistes. Ils font partie de la mission qui est dévolue à EDF, à RTE, à Air France, à la SNCF… Autrement dit, ils sont d’abord des professionnels du métier avant d’être des experts de la sécurité. On veut qu’ils soient au service des publics, au service des clients, et ensuite qu’ils aient un apport en matière de sécurité qui est particulier. Cette vision est le résultat d’une évolution, parce que l’on pouvait avoir l’idée inverse, c’est-à-dire qu’ils étaient des shérifs et des cowboys dans des entreprises qui s’en réjouissaient. Mais, quand on embauche un commissaire, quand on embauche un gendarme, quand on embauche un directeur de la sécurité, il doit d’abord être un salarié « comme les autres » au service de la mission de l’entreprise, au service des clients ou du public.
La deuxième chose qui a changé, ce sont les prérogatives dont les responsables de sécurité et les équipes de sécurité sont maintenant dotées. Auparavant, ce n’était quand même pas grand-chose… Désormais, les lois ont changé, il y a beaucoup de prérogatives mais il y a un seuil qu’il ne faut jamais franchir, c’est que nous ne sommes pas, vous n’êtes pas la police nationale et vous n’êtes pas la police municipale. Ainsi, il faut aller aussi loin que possible mais sans jamais tomber dans la « police privée ».
La troisième chose qui a changé pour moi, c’est d’assumer le coût de la sécurité. C’est quelque chose dont je n’avais pas conscience, et pour vous donner un chiffre, à la SNCF on se situe dans la zone des 400 millions d’euros pour la sécurité. Cela représente environ un million d’euros par jour. L’intérêt de ce chiffre, c’est d’abord que c’est une masse d’argent absolument considérable, et cela impose sans arrêt d’expliquer et de challenger l’efficacité de cette dépense. De la même façon que pour la police et la gendarmerie, il faut regarder concrètement comment chaque euro en matière de sûreté est dépensé, et si on pourrait le dépenser de façon plus efficace. Il ne peut pas y avoir de tabou sur le sujet. Les directeurs de la sécurité sont d’ailleurs déjà des gestionnaires, mais surtout, ils doivent être des obsédés de l’efficience « de l’euro dépensé ».
CDSE : Peut-on tirer après coup une leçon de la crise et voir un bénéfice pour une entreprise ?
G.P. : D’après mon expérience, j’ai malheureusement ressenti que, pour faire un propos un peu provocateur, dans certains cas, la crise démarre vraiment quand c’est fini. Autrement dit, quand il y a un retour à la normale, on a tous tendance dans nos métiers à dire : « C’est bon, je viens de détruire un week-end entier, mes équipes sont à plat, tout le monde rentre à la maison et puis on se revoit dans deux jours ». Or, c’est malheureusement à ce moment-là qu’une autre crise ou une crise plus violente survient parce que le système médiatique est fait de telle sorte qu’à peine la situation revenue à la normale, on va chercher le bouc émissaire, et on va surtout chercher quelle est la polémique qui va pouvoir prolonger l’adrénaline.
Quand vous regardez les choses, on dit en anglais « there is no free lunch » : il n’y a pas de crise gratuite. Ainsi, s’il y a une crise, on va forcément chercher ensuite une polémique qui viendra prolonger l’impact émotionnel de la crise. C’est ce qui est extraordinairement difficile parce qu’il faut être capable de gérer cette seconde vague alors qu’on est épuisé, lassé et que la polémique paraît absolument inutile ou à côté. Je le dis, parce qu’elle est souvent inventée à chaud, en disant : « C’est quoi le sujet qu’on va pouvoir sortir ? Quelles sont les responsabilités ? etc. ». Alors que l’on devrait prendre un peu de temps pour réfléchir, les acteurs médiatiques foncent car il y a une sorte d’urgence, qui rend les gens un peu idiots.
CDSE : Est-ce qu’en interne, la crise peut être un révélateur des forces que l’on n’imaginait pas ? On pense aux forces des ressources humaines, des gens qui se révèlent et puis d’autres éventuellement qui s’écroulent, sur lesquels vous comptiez, et puis qui n’assument pas, qui ne sont pas à la hauteur de vos espérances ?
G.P. : C’est une évidence que de dire que la crise met à nu l’organisation. Il y a des gens qui se révèlent par leur intelligence émotionnelle, je dis bien « émotionnelle », c’est-à-dire qu’ils comprennent ce qui se joue. Il y a des gens qui sont capables de sortir des éléments de langage et des analyses juridiques pour se mettre à la place du public, se mettre à la place des clients, se mettre à la place des citoyens. Et puis il y a des gens qui parfois sont élevés dans la hiérarchie, et dont vous vous dites : « Waouh, non, ça ne le fait pas du tout, là » ! Beaucoup de gens disent : « Vive la crise », car elle permet de faire un peu le tri entre les gens qui ont un potentiel énorme, une capacité de piloter à 360 degrés de grandes entités, et ceux qui ont certes une expertise, mais qui ne vont pas être capables d’englober cette dimension-là. Il faut encore redire que la caractéristique de la crise, c’est l’émotion.
Quand vous avez un train qui a un grand retard, je ne peux pas dire que c’est une crise, parce qu’il y en a tout le temps. Donc je ne vois pas très bien en quoi le retard de sept heures d’un train serait à lui seul une crise. A l’inverse, vous êtes en plein hiver pendant un week-end, il y a une actualité où il ne se passe rien, vous avez un train Corail tiré par une locomotive, du côté de Montpellier/Sète, et il neige. Voilà déjà un événement cosmique : il neige du côté de Montpellier/Sète ! Mais il neige beaucoup. Dans ces conditions, le train se retrouve bloqué par la neige. A ce moment-là, à quoi pense-t-on ? On pense évidemment à l’Orient Express perdu très, très, très loin, en Transylvanie, en Sibérie, etc. Et quand, en plus, un journaliste de France 2 arrive avec ses raquettes et son matériel dans le train, à 6 heures du matin, et qu’il réveille une vieille dame qui dort, et qu’il lui dit : « Madame, est-ce que vous avez peur ? » ; évidemment, la vieille dame de 85 ans, à qui on demande si elle a peur, répond qu’elle a peur. A partir de ce moment, l’information va faire le tour des médias en boucle. C’est seulement à ce moment-là que vous avez les ingrédients émotionnels d’une crise énorme, sur lesquels aucun élément rationnel ne va pouvoir répondre. La seule réponse est émotionnelle, elle est dans le fait – on est dans Agatha Christie – d’envoyer une colonne de secours, avec de bons cheminots de l’entreprise, qui vont apporter des pains au chocolat, des croissants, et qui vont eux aussi faire le trajet du journaliste de France 2, sauf qu’ils vont le faire avec du matériel pour être aux côtés des gens. On est dans des éléments émotionnels, et c’est cela qu’il faut avoir en tête. C’est la leçon principale.
CDSE : De mémoire, à la SNCF, quelles sont les crises plus complexes que vous ayez eu à endosser et à assumer ?
Guillaume Pepy : Il y a évidemment la catastrophe terrible de Brétigny, parce qu’il y a eu sept personnes tuées et des centaines de blessées. Mais j’en prendrai une autre plus légère. C’est une crise où j’ai été complètement dans le déni. Un jour, un mardi soir il me semble, il paraît dans Le Canard enchaîné une petite info, disant en substance : « La SNCF a acheté des trains qui ne peuvent pas rouler sur le réseau ». Et puis un petit article qui fait vingt lignes disant que la SNCF a acheté des trains mais que ces trains, il va falloir adapter les voies et les quais pour les faire rouler, parce que ça ne passe pas… Et tout le monde lit cela avec un peu de bonheur en disant : « c’est rigolo ». Sauf qu’il y a une journaliste géniale de l’AFP, qui prend cet article assez drôle mais sans réel intérêt et elle titre sa dépêche : « Les trains trop larges ». Seulement, le lendemain matin, cette info, dans une actualité complètement inexistante, prend une ampleur extraordinaire et on dit que la SNCF est tellement incompétente qu’elle a acheté des trains trop larges qui ne passent pas sur les voies, qui ne passent pas les tunnels… Honnêtement j’ai du mal à m’y intéresser, parce que je ne vois pas Alstom ou Bombardier construire des trains qui ne respectent pas les règles de gabarit, et puis, après tout, tout le monde a un double-décimètre pour calculer quelle est la largeur du train et savoir si ça passe ou si ça ne passe pas.
Seulement, deuxième coup fatal, la Ministre, Ségolène Royal, est interrogée là-dessus dans la cour de l’Élysée pour aller au Conseil des ministres, sort une réaction énorme qui est de dire, évidemment, « Je suis extrêmement choquée, et il va y avoir des enquêtes, il va falloir que chacun assume ses responsabilités ». Sous-entendu, le patron stupide qui dirige la SNCF est soit viré, soit il démissionne. Vous aviez déjà un bruit certain sur les radios mais là, vous avez une explosion qui est qu’au 13 Heures, tout le monde dit : « La ministre a demandé la démission du patron de la SNCF ». A ce moment-là, je suis encore dans le déni, parce que ce débat assez surréaliste commence à m’énerver. J’ai tort cependant parce que je n’arrive pas à assumer la situation. Troisième étape, l’après-midi, cette fois-ci c’est le journal de 20 heures, le présentateur qui m’appelle et qui me dit : « Est-ce que tu veux venir t’expliquer au journal de 20 heures ? ». Là, la moutarde explose, je lui réponds : « M’expliquer de quoi ? On n’achète pas des trains trop larges ! » J’ai évidemment eu tort et je ne suis pas allé au journal de 20 heures. La crise a vraiment pris de la substance, il y a même eu une commission d’enquête au Sénat huit jours plus tard, avec un rapport épais, qui a évidemment démontré que les trains n’étaient pas trop larges, mais qu’en réalité il y a une interaction entre la voie et le train. En effet, quand vous avez une voie qui a été construite trente ans auparavant, l’hydraulique, le vent, la sécheresse, tout cela fait bouger les voies de quelques centimètres. Si vous amenez un nouveau train, de temps en temps, il faut vérifier que tel poteau n’est pas un peu trop proche à quelques centimètres près. Donc cet exemple montre que, malheureusement, la crise – et celle-ci était violente – peut parfois partir de choses absolument inimaginables. Mais il y a une dimension émotionnelle extrêmement puissante, et il faut que les directeurs de la sécurité que vous êtes, que les Comex, les patrons, acceptent cette dimension irrationnelle qui fait partie de la crise…
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