Alain Bauer, président du Conseil supérieur de la formation de la recherche stratégique, a prononcé mercredi 8 juin un discours à l’Ecole militaire à l’occasion des Assises nationales de la recherche stratégique. Voici les principaux extraits du discours d’Alain Bauer :
« Nous sommes définitivement entrés dans le siècle des crises globales. Trois bouleversements majeurs se sont rapidement cumulés : une crise des systèmes de gouvernement ; une crise de l’écosystème climatique et naturel ; une crise d’analyse et d’anticipation stratégiques. Aucune n’a manqué de signes avant-coureurs. Certaines étaient presqu’imperceptibles. Toutes furent ignorées, ou minimisées par cette volonté collective de ne pas voir, ou de ne plus voir.
Quand Olivier Roy écrit sa note de 2005, il ne se doute pas que le futur sera « écrit » dans une large mesure comme il l’a déroulé : faillite des régimes autoritaires ; un « message de la démocratisation qui est en train de passer » ; transformation ou habillage nationalistes des mouvements radicaux.
Désormais local et global s’entremêlent. Aucune situation n’est équivalente mais les flux d’information, d’expérience, de comparaison, se transmettent de plus en plus par les réseaux sociaux. Les messages passent. La navigation sécurisée sur Internet, autrefois apanage des Etats, est de plus en plus accessible; même au cœur des régimes autoritaires qui essayent d’en bloquer les accès. Pendant ce temps, une génération s’accroche à son modèle et se croit, se veut mal informée, et croit, veut que le monde soit mal informé.
Il n’est plus de frontières. Ni physiques, ni communicationnelles. La notion de « Nord – Sud » a quasiment disparu. On voit se faire face un vieil Occident et des BRICS en pleine dynamique. Même si ce dernier acronyme n’a que peu de sens en réalité.
Ces crises sont celles des systèmes politiques, au sens premier du terme : des crises de l’agir, du déséquilibre entre des strates de société de plus en plus physiquement proches, de plus en plus socialement éloignées.
On cherche à mettre les phénomènes dans des « cases » familières, mais ce que l’on ne voit plus, c’est le phénomène le plus évident : à quel point nos modèles stratégiques, nos certitudes doctrinaires, sur le monde et ses blocs, sur notre scepticisme climatique, sur notre cartésianisme énergétique, ont volé en éclats.
En dix ans, nous avons ainsi vécu déjà trois crises qui signent l’échec des modèles traditionnels et de leurs systèmes d’alertes.
La première a été terroriste avec les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. La deuxième, née de l’éclatement de la bulle immobilière et des subprimes, surgit aussi aux Etats-Unis. On y découvre le mécanisme toxique qui consiste à reporter un risque majeur sur le maillon suivant de la chaine ; mais personne ne réagit, même lorsque des fonds, puis des pays ont transformé leurs comptabilités en un système de compromission. Et l’on feint de découvrir alors la crise en gestation, celle de la dette souveraine. La troisième, énergétique, interroge désormais l’avenir de l’énergie nucléaire au plan mondial.
Ces crises révèlent l’incapacité collective à écouter. La compilation forcenée a étouffé puis remplacé l’analyse. Les modèles d’anticipation des risques se sont révélés trop technocratiques, trop froids. Ni la main invisible des marchés, ni la « main froide » des systèmes de gouvernance rationnels, n’ont pu éviter crises et chaos.
L’alignement idéologique et la conformité aux préjugés dominants ont conduit à un aveuglement généralisé.
La froideur excessive des modèles ne peut cependant expliquer à elle seule l’accumulation d’erreurs. La question centrale qui se pose porte plutôt sur le déport des responsabilités, l’incitation à la prise excessive de risque, la spéculation sur « l’aléa moral ». Qu’elles soient tournées en de froides combinatoires probabilistes, ou qu’elles soient accueillies par de simples fins de non recevoir, les prédictions de défaillance ne sont plus entendues. Cynisme ? Dilution de la gouvernance ? Crise de la décision ?
La dérive d’une partie importante de la finance internationale peut sans doute s’expliquer par son opacité systémique ; mais dans cette chaine de décision, où se situe la véritable ignorance ? Où se situe la complaisance informée ? Un ménage qui finance son excès de consommation de biens électroniques sur l’hypothèque de retours immobiliers, lorsqu’il présente déjà un taux d’endettement supérieur à 70% est-il ingénu, incompétent ou fautif ? Une société de crédit connaissant une telle situation, poussant à l’escalade de l’engagement dans la logique hypothécaire est-elle tolérante, inconsciente ou criminelle ? Une société du « pas vu, pas pris » est-elle candide, ignorante ou complice ?
Les analyses a posteriori des crises majeures finissent toujours par montrer que le renseignement (surtout humain) et l’analyse prédictive étaient disponibles avant. Loin du principe de compilation et des lignes Maginot électroniques, l’analyse fonctionne. Mais celui qui pose le problème est immédiatement suspecté de le créer. Du coup on préfère l’isoler ou l’ignorer. Il faut donc comprendre pourquoi ces alertes sont restées inaudibles.
Cette culture de la maîtrise « froide » des risques est celle des raccourcis : raccourcis de la réalité, de la pensée stratégique, d’un système financier « robuste », où ne sont plus jamais discutées les prémisses, que chacun a oublié, — a voulu oublier – pour que le raccourci remplisse sa fonction d’accélération de la décision : capitalistique, politique, et humaine. Une culture du risque infirme ou arrogante. Elle s’exprime dans une forme subtile de subversion : elle arbore les habits de la bienséance, elle déploie les façades de l’honorabilité, elle fréquente les clubs les plus exclusifs. Ce n’est pas une collusion de la « direction commune », mais celle du silence raisonnable, de la « non décision », du respect du raccourci supposé vital. Ces intérêts industriels et financiers ont su influencer les Etats et les organes de régulation à leur avantage et au détriment de l’intérêt général.
Les alertes ne sont pas entendues, parce que la menace d’effondrement n’est ni immédiate, ni « médiatique»; et parce qu’il est politiquement impossible d’évoquer un scénario dans lequel il faudrait avouer qu’aucune variable de contrôle, moyen d’intervention, perspective alternative ne s’offre. Les crises criminelles relèvent de cette catégorie. Leur grande létalité rejoint le flot de l’anodin, l’entrefilet du faits divers, l’anecdotique télévisuel. Les armes « légères » restent une cause principale de mortalité violente ; la contrefaçon des médicaments est une des principales source de mortalité dans l’hémisphère Sud ; des sociétés entières basculent dans l’économie criminelle au Mexique, en Amérique centrale, Afrique de l’Ouest, …
Si l’horloge sécuritaire américaine s’est enfin dégrippée depuis l’élimination de Ben Laden, qui se souciait encore hier de la guerre qui fait plus de morts qu’Irak et Afghanistan réunis : le « Front Sud » américain : la guerre des narcos au Mexique ? Mais la dissonance a rejoint une zone d’indifférence globale : alerter, déceler, écouter sont devenus de vrais actes subversifs. Seuls quelques rares gouvernements ont voulu se donner les moyens de savoir.
Contrairement à ce que l’on aurait pu espérer, la révélation permanente au monde de ses imperfections ne trouble pas sa quiétude. Il n’y a pas encore d’effets domino, pas d’effondrements en chaine entrainés par internet. Une société de la connaissance n’est pas forcément une société agissante. Le paradoxe de cette société est d’avoir rejoint sa critique : l’expression d’un futur où l’indifférence est devenue une matière autonome à la perception commune ; une société qui a oublié que le temps stratégique se calcule de plus en plus dans l’ici et le maintenant.
Le pouvoir de la pensée est présent individuellement. Chacun, chacune, ici et dans nos entourages, disposent de cette capacité de penser, de réfléchir, de peser sur les systèmes. En dépassant les carcans, en choisissant l’expression dans un cadre approprié, en contribuant à la construction d’un avenir commun. Toute notre histoire, toutes nos histoires, sont marquées par ces moments ou l’autocensure éclate pour imposer le progrès.
C’est à vous de choisir si ce moment est arrivé ».